"L'Inde où j'ai vécu", Alexandre David-Néel : l'espièglerie salutaire.
Offert par El Fennec avant notre premier voyage en Inde, il fut d'abord lu par Tac. Et tous deux de m'enjoindre de le lire : "tu vas adorer !" (Sous-entendu : "parce qu'elle est encore plus infernale que toi...").
Lecture donc, et oh ! comme cela fait du bien !!! De lire enfin un des rares livres français sur l'Inde qui ne soit pas dégoulinant de bêtises mystiques, d'incongruités sur les Européens (cela fait aussi partie du lot, ce qui est très drôle d'ailleurs sous la plume d'ethnologues) ou de fascination simpliste. Ou bien qui ne soit pas un énième essai publié en toute hâte quand le reste du monde s'intéresse encore un peu à l'Inde (en gros, avant que la Chine ne se remette sur pied).
Alexandra David-Néel aime l'Inde et les Indiens. Pas autant que le Tibet, je le concède, mais tout de même. Et son récit est tout simplement rafraîchissant bien qu'écrit au début des années 1960 et rapportant des faits ayant eu lieu depuis 1891 ; son troisième voyage ayant duré quatorze ans, on peut réellement dire qu'Alexandra David-Néel a vécu en Inde. Pourquoi ce sentiment de nouveauté, de fraîcheur et de dynamisme à la lecture de son ouvrage ? Parce qu'elle sait regarder, elle sait écouter et a une inlassable volonté de comprendre.
Dans L'Inde où j'ai vécu, deux récits se superposent. Le plus drôle sans doute, et le plus facile à lire car bondissant de scènes en scènes, ce sont les anecdotes vécues par cette jeune Française teintée d'anarchisme et de féminisme, moins jeune ensuite, à des heures très variées de l'histoire indienne (sous la colonisation britannique et française, puis après l'Indépendance), aux lieux les plus variés (et notamment dans le Tamil Nadu, à Bénarès et à Calcutta). Elle côtoie les simples sadhu mais aussi les plus lettrés des brahmanes, des hommes politiques et des mendiants. Et quelque soit son interlocuteur, elle n'hésite pas à se faire espiègle et à taquiner les Indiens qu'elle rencontre : pour mieux comprendre l'Inde, mais aussi par agacement devant les superstitions qu'on lui rapporte ou dont elle est témoin. Avec prudence parfois : à ceux qui croient dur comme fer que le Gange contient l'eau la plus pure du monde et que les plus grands scientifiques ont prouvé qu'il ne contenait aucun microbe (thèse encore entendue aujourd'hui), elle ne répond pas frontalement que cela s'explique par le fait que les microbes eux-mêmes ne peuvent pas de développer dans un milieu aussi pollué... La provocation inutile, non. Non plus que l'argumentation devant la bêtise crasse.
A cela se superpose la quête de la scientifique polyglotte, qui cherche à comprendre les ressorts du religieux en Inde. Et de nous emmener dans un voyage passionnant, terrifiant parfois, au plus près de pratiques rituelles méconnues, voire inconnues ou bien explicitant les rites dont on est témoin chaque jour ici. Elle les décrypte, et fait souvent intervenir les intéressés : prêtres, érudits ou amis dévôts qui se prêtent au jeu de l'interview. Mais même ses amis voient leurs propos et leurs actes passés au crible de son regard critique : elle aime l'Inde et les Indiens mais n'est en aucune manière complaisante à leur égard quand il s'agit de domination, de saleté délibérément entretenue, du besoin viscéral d'un gourou, du suicide rituel des veuves, des pratiques tantriques détournées, des sadhu prétentieux, des émeutes, de la politique indienne, des castes ou encore de la conception fondamentale qui veut que l'Inde soit l'avenir du monde. Un des livres que j'ai le plus cornés donc...
Le style est celui d'une scientifique, peu littéraire, et contient parfois trop de questions rhétoriques. Mais ce défaut, mineur dans un ouvrage qui se veut avant tout un récit de voyage mâtiné d'essai, est compensé par le fait que tout est extrêmement juste dans ce livre. L'attitude comme le regard. L'espièglerie qui sauve de l'exaspération.