Comment faire fructifier le deuil après les attentats de Bombay...
Je ne sais pas quel impact auront les attentats du 26 novembre 2008 à Bombay sur le reste du monde. Mais je sais quel il est à Bombay même. La couverture par les médias, leurs responsabilités et la qualité de leur travail a fait couler beaucoup d’encre et de salive, mais je n'espère que peu de changement de ce côté-là ; en revanche, le paysage urbain...
Dès les premières heures,
les chaînes d'informations ont diffusé en boucle les images des attentats et
des terroristes, des blessés et des morts, bandeaux défilant et reprenant ad
nauseam les quelques bribes d'informations à disposition, supputations sur qui, quoi, quand, où au coeur de l'action et sans beaucoup de réflexion. Et depuis trois
mois, presque chacun matin, ce sont désormais l’avancée des
investigations, les suppositions, les manquements, les agissements du Pakistan
ou encore les modalités suivies par les terroristes minute par minute que relatent les journaux. Mais
très vite deux mots, deux chiffres, une belle trouvaille
journalistique : les attentats du 26 novembre sont le 11 septembre de
l'Inde. Répétée, amplifiée, la formule a fait florès, au point que des écrivains comme Amitav Gosh ou Arundhati Roy ont pris la plume quelques jours plus
tard pour remettre les choses à leur place. Non : l’horreur est certes
équivalente et, comme dans tous les attentats, n'est pas quantifiable. Toutefois,
le nombre de victimes, le contexte international, les conséquences politiques
et militaires n’ont rien de commun avec le 11 septembre 2001, n'en déplaise aux médias. Il a fallu alors se rattraper : si cela ne peut être le 11 septembre médiatique de l'Inde, ce sera le 11 septembre publicitaire de Bombay...
La ville est actuellement sous un contrôle apparent : les abords des hôtels de luxe et des bâtiments publics sont quadrillés, avec guérites, sacs de sable et fusils. Coffres et moteurs, intérieur et châssis sont inspectés, et les portiques se sont multipliés à l’entrée des magasins et des centres commerciaux. On s’étonne parfois d’un certain manque de rigueur, bien sûr… Mais rien à voir avec les contrôles effectués cet été dans les villes après les attentats de Bangalore : un cran a été franchi. Mais au quotidien, une chose étonnante est apparue : de nouvelles affiches, un nouveau format publicitaire, le créneau du devoir de mémoire. Là où l'on vantait auparavant les mérites de tel ou tel produit, les voitures X et les costumes Y, on vante désormais la même chose mais en utilisant les larmes et le sang.
Bien sûr, je caricature : quelques-uns de ces panneaux émanent de la municipalité, dans l’optique de mobiliser les Mumbaïkars, de créer une conscience citoyenne. Enseignes lumineuses sur les routes, affiches incitant à la vigilance. Mais de telle manière qu’en y regardant bien… Ces panneaux responsabilisent à outrance les citoyens ("au lieu de lire ceci, ne devriez-vous pas être en train de vérifier s'il n'y a pas des objets étranges autour de vous ?") et font du soupçon voire de la suspicion permanente les garants de la sécurité. Parisienne pendant dix ans, j’ai vu se mettre en place différentes étapes du plan Vigipirate, où la vigilance reste essentiellement assurée par l’Etat et les forces de l’ordre. Chaque citoyen participe à la vigilance mais n’est qu’un rouage, il n’en est pas à l’origine. Ici, le sentiment développé par de tels appels récurrents et polymorphes implique une inquiétude : l’inquiétude quant à son voisin, l’inquiétude quant à l’efficacité de la police. Finalement, si l’on me demande d’être aussi vigilant, est-ce parce que la police n’a pas les moyens de faire son travail ? Au lieu de marteler « les forces de l’ordre seront là désormais pour vous protéger », cela ressemble plutôt à s’y méprendre à « palliez l’incurie et l’incompétence des autorités ».
Mais au-delà de cet appel maladroit, le paysage publicitaire a vu apparaître des panneaux qui m'ont laissée bien plus songeuse : anodins, voire plein de bonnes intentions. Surtout celles de se remplir les poches en jouant sur les émotions, le deuil et la compassion. Magasins, grandes marques et journaux ne sont donc pas en reste, pour faire vendre tout en jouant de la gamme du « devoir de mémoire ».
Tous rappellent avec force formules de condoléances et sobriété de circonstance à quel point ils sont aux côtés des victimes. Tant et si bien que Mont Blanc, dont une enseigne est présente dans les locaux du Taj touché par les attentats, rappelle malgré tout que l’on peut trouver ses stylos de luxe au Marriott et au Hyatt. Publicité bien placée, avec le logo bien en vue, tout en dégoulinant de sympathie pour les victimes. La palme revenant sans aucun doute aux diamants Minawala qui jouent les pleureuses, avec des trémolos dans la voix et les mots qui marquent : les martyrs, le respect... Il ne manque plus que les photos, finalement.
Globus et le centre commercial Phoenix ont mis pour leur part à disposition des panneaux où peut s’exprimer la population. Avec estampille bien visible ou bien en vue à l’entrée du magasin : on ne peut le manquer et remarquer à quel point tous ces commerçants sont humains. Enfin, autre méthode, l’hôtel Shalimar proposait dernièrement une demi-page pleine de compassion avec photo à l'appui dans sa brochure mensuelle d’une page. N’ayant pas subi lui-même les attentats, il arguait de la solidarité hôtelière, bien connue, pour prendre sa part du deuil également. Un nouveau créaneau dans l'image publicitaire indienne, la "compassion pour les victimes des attentats" ?
Les journaux ne sont pas en reste, le quotidien gratuit DNA et le Hindustan Times se focalisant désormais, après le ressassement du déroulement des attaques et des témoignages à se diversifier, sur l’organisation d’une sécurité plus efficiente en faisant appel aux Mumbaikars. Dans l'optique de s'ériger comme les fondateurs d'une nouvelle vigilance citoyenne. Les messages se font lapidaires et percutants : "La meilleure arme contre la terreur : votre voix", "On peut juste être en colère. Ou bien agir". Culpabiliser encore et encore le lecteur, et se poser comme relais nécessaire entre le lectorat et la classe politique : les médias comme intermédiaires d’une population qui ne croit plus en ses représentants…
Récupération donc des attentats de Bombay, par les médias tout d’abord en les assimilant au 11 septembre 2001 pour en faire un argument choc retenant les téléspectateurs. Récupération par la municipalité pour reporter la faute et les manquements sur une population qui aurait du pallier les inefficiences des forces de sécurité. Récupération par les publicitaires qui manipulent le deuil lié aux attentats pour en faire un argument de vente. Récupération enfin par la presse écrite qui pense pouvoir compter sur les attentats comme un support politique la plaçant dans une situation de porte-parole et d’initiateur de débat.
Et bien évidemment, toute cette récupération, cette manipulation du deuil et de la mémoire, cette utilisation à des fins lucratives, n’a pu avoir lieu qu’en raison de la cible de ces attentats : qui, à la différence de ceux de 1993 et 2006, ces derniers ayant été encore plus meurtriers, visaient des lieux du luxe symboles de l'Occident, et des Occidentaux. La mort des Indiens mumbaikars n’avaient pas prêté à autant de débordements de sympathie mielleuse…