"Les Enfants de Minuit", Salman Rushdie : repenser l'Inde.
Pas mal de lectures sur l'Inde dont je dois vous parler. Mais à tout seigneur, tout honneur...
Lire Salman Rushdie s'apparente toujours à une plongée dans un univers polymorphe, mouvant, complexe et fascinant tant par le style que par les images évoquées. Et peut-être que ce qui m'attire le plus dans ses romans, c'est l'inextricable réseau qu'il tisse entre l'histoire, son histoire et ses histoires. Je corne les pages des livres que je lis (je ne respecte pas le livre matériel mais son contenu) aux passages qui me semblent les plus exceptionnels, par le fond ou par la forme. Et Les Enfants de Minuit fait partie des livres les plus cornés (il avait déjà essuyé un typhon à Suzhou : il est donc gondolé ET corné maintenant !).
Les Enfants de Minuit est un conte réaliste et magique, comme à l'accoutumée avec Rushdie (Shalimar le Clown est moins dans cette veine), où le lecteur suit, presque pas à pas, les rites de passage du jeune Saleem Sinai dans sa vie de jeune Bombayite pris au piège de l'histoire. Pris au piège, car il est né à l'heure et au jour de l'Indépendance de l'Inde. Un lien magique s'est alors créé avec tous les autres enfants de cette Nuit-là, mais aussi un lien entre ses propres aventures et les soubresauts de ce pays. Chaque personnage devient alors symbolique d'une des traces historiques du pays : la gouvernante portugaise, le père visionnaire incompris, la tante actrice déchue de Bollywood, les soldats fanatisés...
Ces "enfants de minuit" sont évidemment la métaphore de l'Inde multiple désormais indépendante. Hindoue quoiqu'un peu musulmane et chrétienne (et sikhe, jaïne, parsie aussi), sans caste mais fonctionnant toujours sur ce principe, progressiste et moderne mais aussi réellement passéiste et conservatrice... Cette Inde qui fascine Rushdie qui n'a pour autant aucune complaisance à son égard : "c'est le privilège et la malédiction des enfants de minuit d'être à la fois maîtres et victimes de leur époque, d'abandonner l'intimité et d'être complètement engloutis dans l'anéantissement du tourbillon des multitudes et d'être incapables de vivre et de mourir en paix". L'Inde pachydermique qui se meut mais n'avance que lentement, broyant sur son passage nombre de choses. L'autre métaphore filée se mêle à la première, c'est celle de la cuisine : Saleem est l'auteur de cette histoire, une mise en abyme qui nous montre l'auteur écrivant le livre que nous sommes en train de lire. Chaque chapitre correspond à un pot de chutney qu'il a élaboré et qu'il pose sur une étagère, comme autant d'étapes de l'histoire indienne. A chaque époque une sauce, une marinade, un mélange subtil et délicat de douceur, d'aigreur, d'acidité et de salé. Allier l'histoire et la cuisine en une même perspective littéraire ne pouvait que me plaire !
Le lecteur revisite donc Bombay (Saleem aurait habité à deux immeubles de chez moi, mentionnant des lieux et des magasins que je fréquente !), en comprend mieux le feuilletage historique. Moi aussi je donne dans la métaphore culinaire... La déchéance des parents comme des voisins, l'exil au Pakistan, la fuite au Bangladesh, l'étape à Delhi et le retour à Bombay sont autant d'occasions pour Salman Rushdie de soulever le voile sur les causes fondamentales de l'histoire indienne contemporaine : les hommes. Les hommes font et défont l'histoire et l'Inde. Quand bien même toute vulgate anti-Britishers, quand bien même les discours démagogiques, dans Les Enfants de Minuit, Salman Rushdie réaffirme que les Indiens sont absolument responsables de ce qu'est leur pays aujourd'hui, de ses talents, de ses tares et de ses espoirs...